vendredi 23 février 2007

Frédéric Schiffter, maître désenchanteur.

Depuis sa Lettre sur l’élégance[1], les minces recueils de Frédéric Schiffter ont toujours eu le charme rare des mots de passe à partager entre gais désespérés. Le Traité du cafard [2] est du même tonneau. Des notes, des aphorismes, des bribes où Schiffter se fait une joie triste de tirer aristocratiquement sur les temps où nous vivons. En représailles, car, dit-il : « Pas un jour ne passe sans que le monde ne m’inflige un bizutage. » Le premier bizutage subi, c’est la mort de son père quand il avait 10 ans. « Une expérience étonnante » qui transforme les rêves d’enfant en cauchemars permanents et lui donne un angle d’appréhension de l’époque. Depuis, Schiffter pose sur ce qui l’entoure le regard froid de l’orphelin : il n’y a rien à espérer de l’homme – cette « catastrophe naturelle » - et de l’humanité. Face au monde, il adopte définitivement la position du « gosse qui se refuse à admettre que son père lui a posé un lapin ».
Pour supporter l’absence et le champ de ruine qu’est l’existence, Schiffter découvre un exil à sa mesure : le cafard, état d’esprit à rapprocher du spleen, de la saudade ou de la tosca. De son refuge en mélancolie, il lit – Platon et Blondin, Hergé et de Richaud, Schopenhauer et Rosset – et écrit : « Les cafardeux n’ont pas de patrie, mais une ou deux terrasses de café attitrées. » Tout l’art de Schiffter tient dans cette phrase : un style à la mise douce et soignée qui cache de drôles de déclarations de guerre. En effet, si Schiffter ne pactise en rien avec ce qui l’environne, c’est pour mieux épingler un air du temps qui, « entre censeurs et encenseurs […] est irrespirable ». Il le fait avec élégance et précision, dans l’ambiance préservée d’un bistrot de belle tenue. Buvant un verre, il observe l’immonde et, dans ses carnets froissés, dépose quelques ironiques notes noires sur la surface de ses états d’âme. Son Traité du cafard se lit ainsi comme une nouvelle tournée de mots aiguisés, aussi cinglante et délicate en bouche que l’étaient Pensées d’un philosophe sous Prozac[3] et Le Philosophe sans qualité[4]. Philosophe, Schiffter ? Selon ses envies, qui sont très éloignées de celles des modernes « professionnels de la profession », les Onfray et autres Ferry-Sponville. Comme Montaigne – auquel il a consacré un beau livre buissonnier – qui disait « Je ne suis pas philosophe », Schiffter a fait graver sur ses cartes de visite : « Profession : philosophe sans qualité. »
Dans Traité du cafard, qui aurait pu s’appeler « Album d’un ego triste », on retrouve tout ce qui nous plaît chez celui qui n’aspire à être qu’un « petit maître désenchanteur » : l’œil vengeur planté dans l’échine du réel et des obsessions qui l’arrachent au néant du « gnangnan » et du « blabla » : Biarritz, ses vagues, ses surfeurs, ses garçonnières et, surtout, les jeunes filles, Lolitas en promenade ou élèves dilettantes d’une classe de philo dont le professeur cisèlerait des phrases comme : « J’aimerais être un crooner, roucouler de vieux standards de jazz dans les salons des grands palaces du monde, en m’accompagnant au piano. J’aurais le toucher distingué de Bill Evans et la voix abîmée de Chet Baker. Selon les saisons, ou les pays, je serais revêtu d’un smoking noir ou d’un costume en lin blanc. Personne ne m’écouterait vraiment, mais ma voix et mes mélodies velouteraient l’atmosphère et viendraient se mélanger à la fumée des cigares et des cigarettes pour effleurer le décolleté des femmes en robe du soir. » Philosophe, Schiffter ? Non, « penseur de charme ».

[1] Lettre sur l’élégance, Editions Distance, 1988, Réed. sous le titre Métaphysique du frimeur, Milan, 2004.
[2] Traité du cafard, Editions Finitude, 2007.
[3] Pensées d’un philosophe sous Prozac, Milan, 2002
[4] Le philosophe sans qualités, Flammarion, 2006

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