samedi 29 novembre 2014

L'année des méduses - Christopher Frank


 
Quel âge avions-nous ? 13 ans, 14 ans peut-être. Il n'y avait pas plus belle fille que Valérie Kaprisky, seins nus sur une plage méditerranéenne. Elle avait pourtant de la concurrence : Marushka Detmers, Fiona Gélin, Clio Goldsmith, on en oublie. Une des trois chaînes télé rediffusait L'année des méduses, de Christopher Frank, à l'affiche en 1984. On était sous le charme pervers de Valérie, alias Chris, qui manipulait les garçons et couchait avec des hommes mariés, qu'elle congédiait d'une phrase : « Votre femme doit vous attendre. ». Nous n'étions pas insensible, dans le même temps, à Claude, la mère de Chris. Il faut dire que Claude avait les traits de Caroline Cellier. Ce n'était pas rien Caroline Cellier dans les années 80. Nous nous demanderons, plus tard, si L'année des méduses n'était pas une version eighties et tropézienne de La maman et la putain. Les puristes hurlaient. Peu importe. On le sait, il est toujours difficile de choisir entre maman et putain. Le soleil n'aide pas, cognant les sens en éveil. Pas sûr, d'ailleurs, que les Ray-Ban Pilote que portait Bernard Giraudeau, qui interprétait Romain Kalides, aient permis à son regard clair de s'y retrouver. Un homme qui porte des chaussettes de tennis blanches et s'endort à midi sur le ventre d'une pucelle est forcément louche. Il croit mener le jeu ; il finira mal.

Comme souvent, le film était un roman, publié la même année. On sent que Christopher Frank a écrit l'un en pensant à l'autre. Un roman pour le prix d'un scénario ? De deux pierres, un bon coup. L'année des méduses est rapide, presque bâclé, plein de charme. Rien ne manque. Frank soigne l'essentiel, ses silhouettes : « Chris avait seize ans cette année-là, petite statuette bronzée aux yeux verts, aux cheveux presque noirs. A peu près parfaite. Et cette année, pour la première fois, on la regardait davantage que sa mère. Laquelle, revenant de la douche, l'arrosa de gouttelettes en s'allongeant sur le matelas voisin. » Claude n'est pas délaissée : « Elle installait face au soleil son corps un peu plus lourd, aux contours un peu moins nets, mais beau et plus que désirable. Le moindre de ses mouvements et chacun de ses regards portaient le soupçon d'une promesse, une secrète disponibilité. Quarante ans, les mêmes yeux verts que Chris, moins de régularité mais plus de finesse dans les traits, des cheveux plus courts et plus clairs, Claude opposaità la beauté lisse et presque fermée de sa fille la douceur et le charme de sa fêlure : son âge ; son âge qui l'obsédait insidieusement, expliquait ses absences moroses, provoquait dans son comportement de subits et imprévisibles dérapages. » On voit les visages, les corps : Kaprisky, Cellier ; on sonde les cœurs secs. Il est interdit aujourd'hui d'écrire ainsi. Trop de légèreté, lenteur et vitesse mêlées, intrigue noire qui se déroule à sa guise sous le soleil. Frank, pourtant, sait manier la complexité. Il suffit de savoir lire. Son histoire passe par des flashbacks. A 14 ans, Chris en faisait déjà de belles. On la ramenait chez elle en 604. Elle maniait le téléphone comme un sniper sentimental. Petite peste adepte des petites morts. On ne la surnommait pas encore Salomé, la fille qui danse. Les personnages secondaires, surtout, sont des premiers rôles. Frank les réussit tous : barman, couple d'Allemands en vacances, bourgeois trompeur et bourgeoise trompée. Romain, aventurier et gigolo, a droit à un traitement particulier. L'alcool et les volutes, on s'en doutait, sont l'autre nom de la mélancolie. Il est recommandé d'en abuser. Le stylo de Frank, l'air de ne pas y toucher, est la plus précise des caméras.

Christopher Frank : un écrivain de cinéma. On n'en sort pas. Ils s'appelaient Claude Néron, Pascal Jardin, Paul Gégauff, Jean-Loup Dabadie, Michel Audiard, Alain Page. Internet garde quelques traces de leurs œuvres. La mémoire, décidément, n'est plus une idée neuve. Le 7e art, à une époque, ne pouvait se passer de plumes. Si l'on en croit la publicité : ça, c'était avant. Ne pas oublier toutefois que La nuit américaine, prix Renaudot 1972, a été mis en images par Zulawski : L'important, c'est d'aimer. Frank, lui, a adapté Romain Gary, Jean-Marc Roberts, Paul Morand, entre autres. On le trouve également au générique de films qui nous sont chers, précieux et rares, impossibles pour beaucoup à visionner. Nos préférés : Le mouton enragé, Cours privé – avec la délicieuse Elisabeth Bourgine – et Elles n'oublient jamais. Un dernier long-métrage, écrit et réalisé par Christopher frank, qu'il n'a jamais pu voir en salle. Il est mort, non pas mordu par une méduse, mais en achevant le montage. Nobody's perfect.

Christopher Frank, L'année des méduses, Le Seuil, 1984
Papier paru dans Schnock #13, décembre 2014

L'amour est déclaré - Lecture musicale de Nicolas Rey et Mathieu Saïkaly


A la Maison de la poésie, chaque jeudi, ne pas arriver en retard. Après 20 heures, les portes de la salle Lautréamont sont closes. Patrick Besson en sait quelque chose. L'auteur de Déplacements n'a pas pu entrer. Dans la cave voûtée et remplie, nous étions une quarantaine au coude à coude. Une atmosphère intime qui sied à « Et vivre était sublime », la création de Nicolas Rey et Mathieu Saïkaly. Le jeune musicien, pied nu comme un personnage de Sagan, est le premier sur la scène minuscule : une table, deux chaises, un pupitre. Dans les rangs, ça ne cesse de badiner. On croit reconnaître Eva Green, Emmanuelle Devos et Mazarine Pingeot. C'était une erreur. Les brunes silhouettes n'ont pas fini de nous perdre. Nicolas Rey, enfin, apparaît. On dirait une rock star aux hanches fragiles. Il s'assoit, se saisit d'un cahier. Ses mains tremblent légèrement, telle une caresse sur le papier ; sa voix d'humour et de mélancolie se pose, s'envole. Elle porte des mots tendres et crus signés Albert Cohen, Régis Jauffret ou Louis-Ferdinand Céline. Ne pas oublier le titre du dernier roman de Nicolas : L'Amour est déclaré. Il prend une lumière nouvelle. Une minute de silence est demandée, hommage aux hommes qui trompent leur femme. Préférer, toujours, le taxi de 5 heures du matin à celui de 7 heures. Les habitué(e)s acquiescent d'un rire gêné. En écho, Mathieu Saïkaly, alias « mon petit paquet de chips », reprend Nirvana, Johnny ou Lou Reed. Connaissez-vous Olive Sohn ? L'héroïne de Néfertiti dans un champs de cannes à sucre, de Philippe Jaenada, fait grimper la température. Dans la voix, tantôt douce tantôt déchaînée, de Rey, Olive fait les 400 coups en caraco et petite culotte. Paul Morand approuve : « Elle était belle comme la femme d'un autre. » Des rires saluent l'énoncé des trois règles d'une première étreinte réussie entre amoureux ; Matthieu Saïkaly chante « Sous les jupes des filles ». Applaudissements et cris de joie indiquent que le spectacle ne doit pas s'achever. On en redemande. « Walk the line » rythme d'ultimes aphorismes d'Oscar Wilde, de Bukowski ou le très contemporain : « Hier soir, je me suis bourré la gueule avec Michel Sapin, je ne te raconte même pas ... » En quittant la Maison de la poésie, la petite musique des artistes nous manque déjà. On s'est souvenu de notre découverte, en 1998, de Treize minutes, début prometteur de Nicolas Rey. Penser à le relire, dans son édition Valat d'origine. Histoire de retrouver et prolonger notre plaisir. Elles sont précieuses, les rock stars aux hanches fragiles ...

Papier paru dans le Figaro, octobre 2014

Notre plaisir en littérature - Thomas Morales


Une préface fraternelle de Jerôme Leroy - « Le goût, le temps et la mélancolie » - et des chroniques de Thomas Morales : nous sommes en territoire connu et aimé. Il est vrai que ces deux plumes nous enchantent de leurs mots, chaque ouiquende, sur Causeur. On retrouve d'ailleurs dans Lectures vagabondes des textes de Morales lus ici, semaine après semaine. Délicatement recueillis, ils prennent un nouvel envol, à la grâce toujours efficace.
Leroy, pour ceux qui ne connaîtraient pas Morales, n'ayant ouvert ni Mythologies automobiles ni son Dictionnaire élégant de l'automobile, se charge des présentations : « Thomas est affligé d'un double handicap presque rédhibitoire pour survivre aujourd'hui : il est nostalgique et il aime le style. » Thomas, on le comprend aisément, ne pourrait s'appeler Macron, Morano ou Rebsamen. Il possède d'autres lettres de noblesse, qui font de lui un descendant de Paul Morand – Mon plaisir en littérature - et de La liberté de blâmer de Renaud Matignon. Deux auteurs à l'honneur dans ses articles buissonniers, avec tant d'autres dont on ne se lasse pas de tourner les pages. Qui, aujourd'hui, évoque Creezy de Félicien Marceau, Jacques Perret ou encore Albert Cossery ?
Si Morales est un homme de goût, il est surtout d'une élégance folle. Il joue sur du velours côtelé, se grimant en critique littéraire, dans un immonde qui ne lit plus, pour nous faire passer, en fraude charmante, son idée de la dolce vita à la française. Selon les jours et les livres, il aime la vitesse et la lenteur, les âmes damnées et les cœurs rouge vif, l'ennui et les slows, les charmants petits monstres et les longues jambes des actrices oubliées. Liste non-exhaustive. Il ne néglige ni la poésie, s'y essayant avec talent, ni les dictionnaires chics. On devine que le prix Nobel de littérature attribué à Patrick Modiano a dû le réjouir. Il taquine Jean d'Ormesson, à la manière de Bernard Franck griffant, dans « Grognards et Hussards », Jacques Laurent, Roger Nimier et Antoine Blondin. L'admiration, parfois, ne déteste pas les pieds-de-nez.

D'un écrivain l'autre, Morales esquisse surtout sa géographie intime et universelle, où il cultive l'art de la fugue. Paris-Berry, pour lui, est à la fois un petit bijou signé Frédéric Berthet et la ligne claire de ses flâneries. Ça ne l'empêche pas de voyager en Italie, sur une mélodie de Lilicub. A son retour, une chambre l'attend à l'hôtel de la Plage, à Locquirec. Nous ne serions pas surpris qu'il enlace la jeune Sophie Barjac, tandis que Mort Shuman chanterait « Un été de porcelaine » et que, dans l'air, flotteraient des volutes de Craven A.

Lectures vagabondes, finalement, n'est pas un recueil d'articles. Thomas Morales signe bien plus le roman de « la douceur des choses ». Ce sentiment bizarre, si cher à Paul-Jean Toulet et incompréhensible à beaucoup, que Morales éclaire d'une fulgurance : « Juste partager trois minutes de bonheur, voire plus si affinités. » Mission accomplie, Thomas.
Thomas Morales, Lectures vagabondes, La Thébaïde, 2014
Papier paru sur Causeur.fr, novembre 2014